Peut-on partager une douleur que l'on n'a jamais éprouvée ?

Nicolas Danziger (Unité Inserm 713 "Douleur et stress", Hôpital Pitié-Salpêtrière, Paris) et ses collègues Isabelle Faillenot et Roland Peyron (Unité Inserm 879, St Etienne) ont cherché à comprendre à l'aide de l'imagerie fonctionnelle par résonance magnétique (IRMf) comment des personnes congénitalement insensibles à la douleur sont susceptibles d'imaginer la douleur d'autrui.  Les régions cérébrales mises en jeu à la vue de photographies montrant des parties du corps dans diverses situations douloureuses ont été enregistrées chez des patients atteints d'une insensibilité congénitale à la douleur (ICD)* et des sujets témoins. Les chercheurs ont en particulier cherché à comparer entre ces deux groupes les liens éventuels entre l'activité cérébrale évoquée par ces images et les capacités d'empathie de l'observateur. Le détail des résultats de cette étude est publié dans la revue Neuron datée du 29 janvier 2009.

Le terme d'empathie se réfère à la possibilité de comprendre et de partager les sensations ou les émotions éprouvées par autrui. Si l'empathie constitue depuis longtemps un objet d'étude dans le champ de la philosophie, de la psychologie et des sciences sociales, l'approche d'une telle question sous l'angle des neurosciences est beaucoup plus récente. Dans le domaine de la douleur, l'expérience clinique suggère que les capacités d'empathie du médecin ou du personnel soignant sont susceptibles d'influencer fortement l'estimation de la douleur du patient et la réponse qui est donnée à sa plainte. Ces dernières années, plusieurs études utilisant les techniques d'imagerie cérébrale fonctionnelle ont cherché à mieux définir les mécanismes cérébraux de la perception de la douleur d'autrui chez des sujets sains.Toutes ces études aboutissent à une conclusion similaire, à savoir qu'il existe un certain degré de recouvrement entre les régions cérébrales activées lors de la sensation douloureuse éprouvée à la première personne et celles activées à la vue ou lors de l'évocation de la douleur d'autrui (1). Par analogie avec la notion de "neurones miroirs" théorisée dans les années 80 à partir d'expériences effectuées dans le domaine de la motricité, ces activations cérébrales communes pourraient constituer la base neurophysiologique d'un processus de "résonance" automatique entre l'observateur et le sujet souffrant, permettant une compréhension immédiate et intuitive de la douleur d'autrui. Dans une précédente étude (2) utilisant de brèves séquences vidéos montrant des scènes de blessures ou d'accidents, les chercheurs avaient observé que l'estimation de l'intensité de la douleur d'autrui par des patients ICD était étroitement corrélée à leur capacité d'empathie, mesurée à l'aide d'un questionnaire: les patients peu empathiques avaient tendance à nettement sous-estimer la douleur d'autrui, tandis que les patients dotés de capacités d'empathie élevées parvenaient à estimer correctement la douleur d'autrui. Chez les sujets sains, en revanche, aucune corrélation n'était observée entre l'estimation de la douleur d'autrui et le degré d'empathie. Dans le prolongement de ces travaux, le Dr Nicolas Danziger et ses collaborateurs ont cherché à étudier par quels mécanismes cérébraux les patients ICD sont susceptibles d'imaginer la douleur d'autrui. Les réponses cérébrales évoquées par des photographies montrant des parties du corps dans diverses situations douloureuses (main coincée dans une porte, pied piqué par une aiguille, coup de marteau sur un doigt...) ont été étudiées chez 13 patients ICD et 13 sujets témoins.En moyenne, les patients ICD présentaient des réponses significativement inférieures à celles des sujets témoins au niveau des aires visuelles occipito-temporales. Compte tenu du fait que le degré d'activation de ces régions augmente avec la valence émotionnelle d'un stimulus visuel, cette activation réduite suggère que la vue de la douleur d'autrui a moins d'impact affectif immédiat chez les patients ICD. De fait, la plupart des patients ICD rapportent que le spectacle de la douleur d'autrui revêt pour eux un caractère fondamentalement abstrait, aussi bien dans la vie de tous les jours qu'à la vue d'un film.De façon intéressante, l'analyse des corrélations entre les réponses cérébrales à la vue de la douleur d'autrui et les capacités d'empathie de l'observateur révélait des différences très significatives entre les patients ICD et les témoins: chez les patients, le degré d'activation du cortex préfrontal ventromédian - une région cérébrale connue entre autres pour son rôle essentiel dans les processus d'inférence de l'état émotionnel d'autrui et dans les émotions sociales telles que la compassion (3) - était étroitement corrélé au score d'empathie: en effet, plus les patients étaient dotés de capacités d'empathie élevées, plus cette région de leur cerveau se trouvait activée à la vue de la douleur d'autrui. En revanche, aucune corrélation entre le score d'empathie et l'activité cérébrale n'était observée dans le groupe témoin dans les mêmes conditions (cf la figure ci-dessous).Pour compenser leur manque de résonance émotionnelle automatique avec la douleur d'autrui, les patients congénitalement insensibles à la douleur doivent donc nécessairement recourir à un travail d'inférence émotionnelle complexe qui dépend étroitement de leur capacité d'empathie. Ces résultats suggèrent plus généralement que c'est grâce à ce type de processus de cognition sociale que nous pouvons éventuellement imaginer et partager avec autrui des affects liés à une expérience que nous n'avons nous-mêmes jamais vécue. Ce travail de recherche a été financé par une bourse de l'Institut UPSA de la douleur.

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