Au delà des services "mère-enfant"

En Amérique latine, les projets de santé reproductive, ainsi que les politiques qui s'y rapportent, sont largement axés sur les services destinés à la "mère et son enfant". Cette orientation, cependant, peut exclure un grand nombre de personnes ayant besoin de soins, notamment les femmes sans enfant, les femmes qui ont terminé leur période de procréation, et les hommes.

Les études menées par FHI en Bolivie, dans le cadre de son Projet d'études sur les femmes, mettent l'accent sur la nécessité de s'intéresser aux aspects multiples de la santé reproductive, au lieu de s'occuper exclusivement des femmes ou des mères et de leurs enfants.

Une enquête faite à Cochabamba et portant sur 360 couples visait à déterminer la dynamique familiale autour des questions de santé reproductive, en analysant les rapports entre les connaissances et les attitudes des hommes en matière de planification familiale et l'utilisation par leur épouse des moyens de contraception.1

Il est ressorti de cette étude que les hommes étaient un peu plus au courant que leur femme des différentes méthodes de contraception. D'une manière générale, ils étaient en faveur de la contraception et étaient prêts à en faire l'utilisation et à encourager leurs partenaires à y recourir. Il est à noter, cependant, que seulement la moitié des hommes interrogés avaient parlé ouvertement avec leur femme du nombre d'enfants qu'ils aimeraient avoir. Et souvent, les deux partenaires d'un couple n'étaient pas d'accord sur la méthode qu'ils utilisaient. Par exemple, dans un échantillon de couples où l'un au moins des partenaires affirmait utiliser la méthode du calendrier, c'était dans seulement 67 pour cent de ces couples que les deux partenaires disaient utiliser cette méthode.

Parmi les tentatives mises en oeuvre en vue d'aller au-delà des soins axés uniquement sur les femmes pour créer des services novateurs impliquant aussi leurs partenaires, on peut noter l'action engagée par le projet "La Casa de la mujer", à Santa Cruz. La Casa, qui était créée par des femmes, avait pour but l'habilitation de ces dernières, mais les participantes se sont progressivement rendu compte que le fait de focaliser les services exclusivement sur les femmes ne résolvait que rarement les problèmes, et pouvait même en créer dans certains cas.

"Quand l'homme ne se sent pas concerné, cela crée des frictions", explique Mme Ane Mie van Dyke, infirmière à La Casa. "Un homme ne veut pas montrer à sa femme qu'il en sait moins qu'elle." Quand l'une des clientes a refusé d'avoir un rapport sexuel parce qu'elle voulait suivre la méthode du calendrier, son partenaire l'a battue et l'a forcée. Quand elle est devenue enceinte, il l'a de nouveau frappée. Le mari d'une autre cliente a douté de sa fidélité quand elle a ramené des préservatifs à la maison dans le but d'espacer ses grossesses.2

"Nous avons réalisé qu'il ne suffisait pas de servir les femmes pour résoudre les problèmes," explique le docteur Lourdes Uriona, gynécologue à La Casa. "Quand il s'agit de la dynamique familiale, les programmes de santé reproductive doivent s'adresser aux deux partenaires. Les hommes doivent aussi participer sur le plan médical. Dans le cas des infections sexuellement transmissibles, si le mari n'est pas soigné en même temps que sa femme, tous nos efforts seront vains."

La Casa s'efforce d'inciter les hommes à participer en organisant des ateliers à l'intention des couples, en travaillant avec les jeunes des deux sexes, et en essayant d'attirer les partenaires des clientes aux activités des centres.

Les professionnels de la santé

Une sensibilité aux distinctions entre les sexes non seulement aide les couples à analyser et à améliorer leurs relations, mais favorise le resserrement des liens entre les clients et le personnel sanitaire.

FHI a mené une étude sur les efforts que déployait le Center for Research and Development of Women (CIDEM) pour promouvoir l'habilitation des femmes de la région. Le CIDEM, situé à El Alto, encourage les participantes à prendre leurs propres décisions en matière de santé et à contribuer à la création de projets et à l'élaboration des politiques sanitaires. Ces efforts ont été contrariés, cependant, du jour où les femmes qui avaient appris à se faire respecter et à prendre des décisions concernant leur santé se sont heurtées à des prestataires qui n'étaient pas disposés à partager leurs connaissances et les prises de décisions.3 A El Alto, d'autres chercheurs ont trouvé que nombre de femmes estimaient que les prestataires ne les renseignaient pas suffisamment sur le choix des méthodes alternatives ou les effets secondaires liés à chaque méthode. Elles pensaient aussi qu'on ne leur demandait pas suffisamment leur avis concernant les césariennes et d'autres procédures médicales. Ils en ont conclu que cette tendance des médecins et du personnel soignant à éluder les questions des clientes et leurs inquiétudes concernant les méthodes de contraception nuisait à la capacité des prestataires de corriger les mésinformations et de soulager les femmes de leurs peurs.4

Le CIDEM a émis des doutes sur le bien-fondé de la pratique établie des professionnels sanitaires à faire d'importants diagnostics et à prescrire des traitements sans que les patients aient vraiment leur mot à dire. L'organisation a développé une procédure par laquelle prestataires et clients discutent de manière ouverte des options possibles. Le personnel médical a ainsi appris à respecter leurs clients, à les écouter, à parler leur langage, littéralement comme au figuré, en partageant avec eux leurs connaissances et leur pouvoir de décision. Grâce à cette approche, les clients ont mieux coopéré, leur santé s'est améliorée et les diagnostics ont été plus précis.

Le CIDEM a favorisé l'application de ce modèle de prise de décision associant le prestataire au client en dirigeant les clientes enceintes vers les cliniques disposant d'un personnel qui avait suivi les ateliers du CIDEM et qui s'était engagé à appliquer ses recommandations. Les femmes qui ont reçu des soins dans de tels centres déclarent que les services se sont considérablement améliorés. Celia Pérez, une jeune mère de deux enfants d'El Alto, à qui on avait demandé de comparer les soins qu'elle avait reçus pour ses deux accouchements, a déclaré que pour le deuxième, elle avait reçu une attention toute particulière : "Beaucoup de femmes, surtout celles qui portent le costume traditionnel, acceptent les mauvais traitements des médecins, car elles pensent que les médecins leur sont supérieurs. Grâce au CIDEM, j'ai appris qu'ils n'avaient pas le droit de me maltraiter. Quand j'ai accouché pour la deuxième fois, j'ai dit au docteur que j'étais prête à coopérer autant qu'il le ferait lui aussi, et mon accouchement s'est beaucoup mieux passé."

Le corps et l'esprit

La biologie humaine agit sur le développement des rôles et des relations culturels de manières très complexes. Que les femmes mettent au monde et nourrissent leurs enfants, par exemple, est un facteur essentiel dans le développement de nos identités, encore que ces identités varient considérablement dans le temps et à travers les cultures.

De plus, les us et coutumes liés au sexe affectent le développement et le fonctionnement physiologique des femmes. Les corsets serrés, les pieds bandés et les mutilations génitales des femmes ne sont que quelques exemples de pratiques qui ont des effets néfastes à la santé et à la sexualité des femmes. Bien que l'utilisation de contraceptifs modernes amène de nombreux avantages, ces méthodes peuvent parfois entraîner des effets secondaires qui affectent la physiologie des femmes.

Les facteurs psychologiques jouent, eux aussi, leur rôle. Le docteur Lourdes Uriona de La Casa est persuadée que la honte, la peur et le sentiment de culpabilité peuvent nuire à la santé de ses clientes. "Un environnement social répressif peut les empêcher de se confier et rendre difficile nos efforts pour résoudre leurs problèmes psychologiques et physiques. A cause du stress et de l'oppression qui sont manifestes dans la vie des femmes, celles-ci ont souvent des problèmes physiques, surtout d'ordre gynécologique," explique-t-elle. La plupart de leurs souffrances viennent de ce que ces femmes sont incapables d'exprimer leurs sentiments et leurs besoins. "Certaines femmes ne ressentent ni plaisir ni douleur dans l'acte sexuel, par honte et par refoulement de leurs émotions. Non seulement cela nuit aux relations du couple, mais cela complique le diagnostic médical."

A cet égard, il est ressorti des discussions de groupe dirigées ainsi que des entretiens tenus avec 132 personnes des deux sexes à El Alto que les femmes ne ressentaient presque aucun plaisir sexuel à cause de la honte qu'elles éprouvaient. Quand on leur a posé la question suivante : "Est-ce que vous informez votre partenaire de vos préférences lors de vos relations sexuelles ?", c'est surtout les hommes qui ont répondu qu'ils laissaient savoir à leur partenaire ce qu'ils aimaient. Quand on leur a demandé si les rapports sexuels leur procuraient du plaisir, la majorité des hommes ont répondu par l'affirmative, tandis que les femmes disaient qu'elles n'en tiraient aucune satisfaction.5

On a pu conclure de cette étude et d'autres études menées en Bolivie que beaucoup de femmes avaient honte et peur de tout ce qui touchait à la sexualité, notamment les menstruations, les fausses couches et les maladies, et qu'elles n'avaient aucune confiance dans les techniques contraceptives. Les chercheurs ont constaté que la peur des contraceptifs pouvait occasionner des problèmes psychosomatiques liés à l'emploi de la méthode, un fort taux d'abandon de la pilule et des injections, et le retrait prématuré des dispositifs intra-utérins (DIU).6

Les prestataires qui ont une approche axée sur la clientèle aident à combattre les effets négatifs de la honte et de la peur le plus souvent liées aux rapports sexuels et à la santé reproductive, en écoutant attentivement ce que les clientes ont à leur dire et en respectant leur sensibilité. "Au début de chaque consultation, nous engageons avec la cliente une conversation où nous l'encourageons à nous faire part de ses problèmes," explique le docteur Lourdes Uriona. Je lui parle souvent en quechua, la langue du pays, la patiente me raconte sa vie, et à ce moment je peux commencer à entrevoir l'origine de la crise."

Cependant, pour améliorer la santé de la population à long terme, il faudrait que l'instauration de services à l'écoute des deux sexes s'accompagne de changements au niveau des institutions éducatives, juridiques, religieuses et autres, institutions qui suscitent et renforcent la honte, la peur et la mésinformation et qui font obstacle à une bonne santé reproductive.

Reconnaître les différences

Une sensibilité aux distinctions qui existent entre les sexes aide le personnel soignant à reconnaître les différences entre les individus et à mieux répondre. Deux distinctions de ce genre ont été identifiées en Bolivie. Il s'agit d'abord d'une différence dans la qualité de la vie et dans les expériences des diverses catégories de personnes établies d'après leur identité sexuelle, telles que l'épouse-mère, la mère célibataire qui travaille, ou l'homosexuel. Ensuite, il s'agit d'une discrimination sexuelle dans les institutions juridiques, politiques, religieuses, éducatives et économiques où la politique et les coutumes ont tendance à transformer en inégalités la différence entre les sexes.

Les centres sanitaires du CIDEM et de La Casa font très attention aux traditions, aux attentes et aux besoins inhérents à chaque groupe dont ils s'occupent, que ce soient des marchandes, des garçons adolescents, des prostituées, des Indiens des zones rurales ou des femmes au foyer de la classe moyenne. Le personnel de La Casa, sachant qu'il serait difficile d'éduquer et de servir des personnes ayant des points de vue et des expériences différents des leurs, a été motivé à leur offrir, par le biais du théâtre, de l'art et des jeux, une nouvelle méthode d'apprentissage et de communication. L'avantage principal de ces techniques réside dans le fait que prestataires et clients sont alors davantage à égalité.

En Bolivie, de nombreux programmes de santé reproductive essaient de réduire les inégalités institutionnalisées des deux sexes, en organisant des cours destinés à éveiller la conscience, et en plaidant en faveur de réformes législatives nationales, telles que celle, récemment adoptée, sur la violence au foyer.

Le CIDEM, sachant que les programmes de santé reproductive sont souvent voués à l'échec du fait que toutes les clientes ne peuvent pas y accéder et recevoir des soins, a pris des mesures pour rendre les services plus accessibles aux femmes qui ont un enfant à charge, qui ne peuvent pas se déplacer ou n'ont pas d'argent, ou qui ont peur d'être maltraitées ou humiliées. Le CIDEM a proposé des tarifs réduits et des services situés sur le trajet des autobus dans un quartier ouvrier et a traité les femmes pauvres et indigènes avec respect. Le personnel du CIDEM évite les propos sexistes ou racistes afin de développer des relations plus égalitaires tant entre les prestataires et les clients qu'au sein du personnel lui-même.

La santé et les droits en matière de reproduction vont bien au-delà de la planification familiale. Si on tient compte des rôles distincts attribués aux deux sexes, les hommes et les femmes ne sont pas simplement des êtres procréateurs, mais des individus à aspects multiples, animés d'inquiétudes, de besoins et de désirs complexes qui sont tous façonnés par le sexe auquel ils appartiennent et par les relations entre les sexes, et déterminés par des contextes culturels spécifiques.

La plupart des Boliviens ont pour préoccupation primordiale la survie économique. Les familles doivent sérieusement se demander si elles peuvent nourrir plus d'enfants. La récente crise économique a forcé beaucoup de femmes à trouver de nouvelles activités rémunératrices et à augmenter leurs heures de travail. Non seulement les femmes mettent au monde et élèvent les enfants, et participent aux activités familiales et sociales, mais elles doivent laver le linge, vendre leurs produits au marché, planter des pommes de terre, ou faire tout autre travail rémunéré. Ces lourdes responsabilités les empêchent de profiter des services de soins médicaux et de planification familiale. C'est ainsi qu'une jeune femme venue au CIDEM pour obtenir des conseils juridiques a déclaré : "J'ai quatre enfants, et je dois travailler. Je n'ai tout simplement pas le temps d'aller à la clinique, bien qu'il y en ait une à côté de chez moi."7

Il arrive donc souvent que des questions importantes, tels la sécurité économique et alimentaire, les droits juridiques et politiques et l'accès à l'éducation et à l'information, affectent énormément la santé sexuelle et la santé reproductive. Manifestement, les prestataires ne peuvent pas remédier tout seuls à de tels problèmes. Pourtant, en tenant compte des distinctions qui existent entre les sexes, ils peuvent reconnaître les attitudes qui gouvernent et façonnent les comportements en matière de santé reproductive. Ils peuvent identifier les obstacles aux soins dans ce domaine et explorer de nouvelles stratégies pour renforcer les services destinés aux femmes et aux hommes. Ils peuvent, en outre, élaborer des systèmes d'orientation des clients et des réseaux de collaboration avec d'autres organisations en vue d'améliorer les conditions dans lesquelles les gens exercent leurs droits en matière de santé sexuelle et de santé reproductive.

-- Susan Paulson, PhD

NDLR : Anthropologue établie au Brésil, Mme Paulson a mené des recherches sur les distinctions sociales entre les sexes, et elle a enseigné dans plusieurs universités et facultés d'Amérique latine.

Notes

  1. Zambrana E, Reynaldo C, McCarraher D, et al. Impacto del Conocimiento, Actitudes y Comportamiento del Hombre acerca de la Regulación de la Fecundidad en la Vida de las Mujeres en Cochabamba. Research Triangle Park, NC: Cooperazione Internationale and Family Health International, 1998.
  2. Paulson S, Gisbert E, Quitón M. Innovaciones en la Atención de la Salud Sexual y Reproductiva. Research Triangle Park, NC: Family Health International, 1996.
  3. Paulson S, Gisbert E, Quitón M. Case Studies of Two Women's Health Projects in Bolivia. Research Triangle Park, NC: Family Health International, 1996.
  4. Schuler S, Choque M, Rance S. Misinformation, mistrust, and mistreatment: family planning among Bolivian market women. Stud Fam Plann 1994;25(4):211-21.
  5. Camacho A, Bailey P, Buchanan A. Impacto de la Regulación de la Fecundidad sobre la Estabilidad de la Pareja, la Sexualidad y la Calidad de Vida. Research Triangle Park, NC: Proyecto Integral de Salud and Family Health International, 1998.
  6. Schuler.
  7. Paulson, Case Studies.

    Network, été 1998, Volume 18, Numéro 4 .
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