Loi 2 au Québec : une réforme de l’accès aux soins sous haute tension

Loi 2 au Québec : une réforme de l’accès aux soins sous haute tension Adoptée sous bâillon à l’Assemblée nationale du Québec le 25 octobre 2025, la « loi 2 » entend refonder l’accès aux services médicaux en misant sur la responsabilité collective des médecins et la continuité des soins. Présentée comme un levier pour réduire les listes d’attente, elle suscite toutefois une opposition frontale des fédérations médicales, des ordres professionnels et de larges pans de la société civile, qui redoutent un affaiblissement durable de la qualité des soins et un désengagement massif de la profession.

De PL 106 à la loi 2 : une loi spéciale adoptée au pas de charge

Le point de départ remonte au dépôt, en mai 2025, du projet de loi n° 106, intitulé Loi visant principalement à instaurer la responsabilité collective et l’imputabilité des médecins quant à l’amélioration de l’accès aux services médicaux.[1] Très contesté, ce texte a été repris quelques mois plus tard dans un nouveau véhicule législatif, le projet de loi n° 2, cette fois présenté comme une loi spéciale.

Selon la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), le projet de loi 106, déposé en mai 2025, est « devenu une loi spéciale adoptée sous bâillon le samedi 25 octobre 2025 » et « vise à rendre tous les médecins responsables de l’amélioration de l’accès aux soins — sans toutefois leur donner les moyens pour y arriver ».[3] Cette adoption accélérée, avec limitation du temps de débat parlementaire, a largement nourri le sentiment de mise à l’écart du corps médical.

La loi sanctionnée le 25 octobre 2025 porte le titre complet de Loi visant principalement à instaurer la responsabilité collective quant à l’amélioration de l’accès aux services médicaux et à assurer la continuité de la prestation de ces services.[1] Elle vient modifier en profondeur plusieurs lois existantes, au premier rang desquelles la Loi sur l’assurance maladie et la Loi sur les services de santé et les services sociaux, en cohérence avec la création récente de l’agence Santé Québec.

Sur le plan contextuel, le gouvernement fait valoir des temps d’attente persistants dans les urgences, des difficultés d’accès à un médecin de famille pour une part importante de la population et une pénurie estimée par la FMOQ à plus de 2 000 médecins de famille, dont 22 % auraient plus de 60 ans et seraient proches de la retraite.[3] C’est au nom de cette situation jugée insoutenable qu’il justifie le recours à un dispositif d’exception.

Une architecture centrée sur la responsabilité collective et le supplément collectif

Affiliation de tous les patients et pilotage par indicateurs

Au cœur de la loi 2 figure l’idée de responsabilité collective des médecins à l’égard de l’accès aux soins. Concrètement, le texte prévoit notamment :

– l’inscription automatique de tous les Québécois dans un milieu de soins – groupe de médecine de famille (GMF), centre local de services communautaires (CLSC) ou autre clinique – même si la capacité maximale de prise en charge est dépassée ;[3]
– l’attribution, par l’administration, d’un code de « vulnérabilité » à chaque personne, sur la base de données administratives, afin de prioriser certains profils de patients ;[3]
– la définition d’objectifs d’accès aux services médicaux, construits à partir d’indicateurs tels que le taux d’affiliation à un milieu de pratique ou les délais d’obtention d’une consultation spécialisée.[4]

L’atteinte de ces objectifs ne relève plus seulement de la responsabilité individuelle du médecin, mais de celle de collectifs médicaux, articulés autour des milieux de pratique et des départements territoriaux de médecine de famille ou spécialisée.[4] Cette logique de résultats irrigue ensuite l’ensemble de la mécanique de rémunération.

Un nouveau mode de rémunération : le « supplément collectif »

Le gouvernement introduit un dispositif financier central, le « supplément collectif », qui vient se greffer aux modalités existantes de rémunération des médecins.[4] Selon les fiches techniques officielles, ce supplément peut représenter jusqu’à 15 % de la rémunération prévue par les ententes en vigueur : une composante de base de 5 % est versée d’emblée, et une composante conditionnelle de 10 % dépend de l’atteinte des objectifs fixés.[4]

Ce supplément est calculé pour une « collectivité médicale » et non pour chaque médecin pris isolément, puis réparti entre les membres de ce collectif selon des règles que ceux-ci peuvent définir.[4] Pour les années 2026 et 2027, des montants additionnels sont prévus : pour les omnipraticiens, ils sont liés à un indicateur sur le taux d’affiliation des personnes admissibles à un milieu de pratique, et pour les spécialistes, à un indicateur portant sur les délais de réalisation des consultations référées via les centres de répartition des demandes de services (CRDS).[4]

Parallèlement, la loi prévoit une réduction de 13,04 % des tarifs actuellement prévus aux ententes de rémunération, une partie des enveloppes budgétaires globales étant retranchée afin de financer ce supplément collectif.[4] Pour la FMOQ, cette architecture revient à opérer « une coupe de 25 % dans la rémunération de base des médecins, qui ne serait récupérable que si les objectifs fixés par le gouvernement sont atteints collectivement », au risque de fragiliser les cliniques les plus en difficulté.[3]

Continuité des services et nouveaux leviers organisationnels

La loi consacre aussi un volet important à la continuité des activités professionnelles : elle encadre les cessations concertées de services, en présumant qu’une action est « concertée » lorsqu’elle est accomplie de façon contemporaine par plusieurs médecins et conforme à une proposition ou un encouragement d’un groupement représentatif.[4] Cette définition élargie limite de facto la capacité des fédérations de médecins à recourir à certains moyens de pression collectifs.

Le texte organise en outre :

– l’établissement de plans de couverture en médecine de famille et en médecine spécialisée, à l’échelle des départements territoriaux ;
– la mise en place de programmes visant à favoriser la pratique de groupe, tant en première ligne qu’en spécialités ;
– la reconduction, jusqu’au 31 mars 2028 sauf exception, des ententes conclues avec les organismes représentatifs des médecins, avec fixation des enveloppes budgétaires globales sur plusieurs années.[4]

Sur le terrain, ces dispositions s’articulent avec d’autres réformes qui reconfigurent l’organisation des soins, comme le développement de la télémédecine ou la restriction du recours à la main-d’œuvre indépendante dans certaines pharmacies communautaires.[4]

Un calendrier d’entrée en vigueur étalé à partir de janvier 2026

Au 21 novembre 2025, la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) indiquait « préparer la mise en place des dispositions prévues au projet de loi n° 2, adopté le 24 octobre 2025 », précisant que certains changements entreront en vigueur à compter du 1er janvier 2026, notamment en matière de télémédecine, de supplément collectif et de délais de facturation.[2]

L’entrée en vigueur se fait donc de façon graduelle, par chapitres et par blocs de mesures. Les médecins doivent, dans l’intervalle, se familiariser avec un cadre réglementaire encore en construction, alimenté par des webinaires, des foires aux questions et des directives qui s’ajustent au fil des négociations entre le gouvernement et les fédérations médicales.[2]

Pour les directions d’établissements comme pour les praticiens, cette temporalité fragmentée complique la planification : les choix d’organisation – constitution de collectivités médicales, révision de l’offre de rendez-vous, adaptation de la télémédecine – doivent être arrêtés alors même que certaines modalités restent en discussion. Cette situation n’est pas sans rappeler les débats français autour de la généralisation de la pratique de groupe et des mesures incitatives ou contraignantes pour lutter contre les déserts médicaux, où la stabilité du cadre réglementaire conditionne la capacité à investir sur le long terme.

Une contestation inédite : libertés professionnelles, qualité des soins et santé mentale des soignants

FMOQ : libertés fondamentales et médecine « axée sur le volume »

La FMOQ, qui représente les médecins de famille, dénonce avec vigueur une loi qui « contraint plusieurs libertés fondamentales des médecins, des droits pourtant garantis par la Charte canadienne des droits et libertés ».[3] Dans son analyse destinée au grand public, l’organisation met en garde contre plusieurs dérives possibles :

– une médecine « axée sur le volume », où le nombre de rendez-vous prend le pas sur la qualité du suivi ;
– des consultations plus brèves et moins personnalisées, pour répondre à des quotas de volume et à des cibles d’indicateurs ;
– une surcharge administrative accrue, au détriment du temps clinique ;
– des rendez-vous plus difficiles à obtenir pour les personnes considérées « en santé » ou présentant des affections mineures ;
– un risque accru de départs, de reconversions ou de retraites anticipées chez des médecins déjà éprouvés par des conditions d’exercice tendues.[3]

La Fédération insiste également sur la cohérence entre ces mises en garde et les recommandations d’un comité d’experts mandaté par le ministre de la Santé, qui préconisait davantage de ressources en première ligne plutôt qu’un renforcement des contraintes et des mécanismes de performance.[3]

CMQ : une loi adoptée « dans la précipitation » et un appel à la suspension

Le Collège des médecins du Québec (CMQ), dont la mission statutaire est de protéger le public en veillant à une médecine de qualité, a pris une position inhabituelle par sa fermeté. Dans un avis publié le 5 novembre 2025, il souligne que « la Loi 2 a été adoptée dans la précipitation » et estime que « tout indique que cette loi aura un effet inverse si elle est implantée telle quelle et il risque d’en résulter une réduction de l’accessibilité aux soins et des dommages au réseau de la santé ».[5]

Le CMQ insiste sur l’état de désarroi d’une profession déjà fragilisée et identifie un risque de désengagement des médecins, perçu comme une menace directe pour la qualité et la continuité des parcours de soins.[5] Il appelle explicitement à suspendre l’application de la loi et à mettre en place des mécanismes de dialogue constructif entre gouvernement et fédérations.

Au-delà de la querelle québécoise, ce positionnement résonne avec les préoccupations exprimées, dans d’autres systèmes de santé, face à des politiques jugées trop coercitives pour corriger les déséquilibres d’offre. Les débats sur les mesures coercitives face aux déserts médicaux montrent combien ce type d’approche peut être perçu comme contre-productif par les professionnels.

FMSQ : droit de négocier et causes structurelles de la crise d’accès

La Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) se montre tout aussi critique. Dans sa prise de position du 27 mai 2025 sur le projet de loi 106, elle parle d’« attaque frontale au droit fondamental de négocier des médecins spécialistes » et reproche au gouvernement d’ignorer « les véritables causes des problèmes d’accès aux soins » en misant sur des contraintes de performance plutôt que sur les ressources nécessaires à la pratique.[6]

La FMSQ rappelle que la crise d’accès est d’abord liée à des facteurs structurels : démographie médicale, organisation des plateaux techniques, disponibilité des lits, coordination interprofessionnelle, charge administrative croissante et intensité de la demande. Dans cette perspective, arrimer la rémunération à des indicateurs d’accès sans agir sur ces déterminants reviendrait à déplacer la responsabilité sur les seuls médecins, au risque de dégrader encore la relation de confiance avec les autorités politiques.

En toile de fond, la question de la santé mentale des soignants se pose avec acuité, les enquêtes montrant une détresse déjà élevée chez de nombreux professionnels de santé. Une réforme ressentie comme punitive pourrait aggraver ce malaise.

Une mobilisation sans précédent : centre bell plein à craquer et opinion publique interpellée

Le 9 novembre 2025, plus de 12 000 médecins, résidents et étudiants en médecine se sont réunis au Centre Bell, à Montréal, pour réclamer la suspension de la loi 2.[7] Selon le Journal de Montréal, les manifestants ont scandé « NON À LA LOI 2 » dans une ambiance à la fois combative et solidaire, tandis que les représentants des différentes fédérations – FMOQ, FMSQ, Fédération des médecins résidents du Québec (FMRQ) et Fédération médicale étudiante du Québec (FMEQ) – multipliaient les prises de parole.[7]

Ce rassemblement, inédit par son ampleur pour une question de politique de santé, a contribué à installer le débat sur la place publique bien au-delà du cercle des professionnels. De nombreux citoyens se sont joints aux médecins pour exprimer leurs inquiétudes quant à l’accès à leur médecin de famille et à la qualité future des soins.[5][7]

En parallèle, la FMOQ a déclenché une offensive judiciaire, en déposant notamment des demandes de sursis provisoire et un pourvoi en contrôle judiciaire de la loi 2, assortis de demandes d’injonction permanente.[3] Ces démarches visent à faire reconnaître le caractère attentatoire de certains articles aux libertés fondamentales et au droit d’association.

Jeux d’influence et ajustements politiques : une loi déjà en mouvement

Face à cette contestation convergente, le gouvernement a dû rapidement ajuster sa stratégie. Dès le 4 novembre 2025, il annonçait le maintien de certaines primes initialement modifiées par la loi spéciale et confiait à la présidente du Conseil du Trésor le soin de « tendre la main » aux fédérations afin de ramener celles-ci à la table des négociations.[6]

Le 26 novembre 2025, TVA Nouvelles rapportait que les discussions entre le gouvernement du Québec et la FMOQ reprenaient dans un « nouveau climat d’ouverture » et que Québec serait « prêt à modifier ou suspendre la loi 2 », une concession jusque-là jugée impensable.[8] Christian Dubé, ministre de la Santé, était parallèlement écarté du premier plan au profit de la présidente du Conseil du Trésor, France-Élaine Duranceau, pour piloter le dossier.[8]

Dans ce contexte, la loi 2 apparaît moins comme un bloc intangible que comme un cadre en recomposition, susceptible d’être amendé au fil des négociations et des arbitrages politiques, dans lequel le gouvernement marche sur une véritable ligne de crête entre affichage de fermeté et nécessité de rallier les médecins à sa réforme.

Dans ce contexte, la loi 2 apparaît moins comme un bloc intangible que comme un cadre en recomposition, susceptible d’être amendé au fil des négociations et des arbitrages politiques. Pour les professionnels de santé, l’enjeu est double : peser sur ces ajustements pour limiter les effets les plus délétères du dispositif, et, dans le même temps, continuer à défendre des solutions alternatives fondées sur le renforcement des équipes, la simplification administrative et la valorisation du temps clinique.

Quels enseignements pour les professionnels de santé au-delà du Québec ?

Pour les médecins et cadres de santé francophones, y compris en Europe, l’épisode québécois offre plusieurs lignes de réflexion :

– il illustre la tentation récurrente des gouvernements de recourir à des mécanismes de performance chiffrée et à des leviers de rémunération collective pour résoudre des crises d’accès, au risque d’alimenter une défiance durable ;
– il montre que l’adhésion des professionnels est difficile à obtenir lorsque les réformes sont perçues comme unilatérales, rapides et faiblement co-construites ;
– il souligne l’importance d’articuler toute politique d’accès aux soins avec les réalités du terrain : démographie médicale, charge de travail, organisation territoriale et capacités de soutien administratif.

Les débats québécois entrent en résonance avec ceux qui traversent d’autres systèmes de santé à propos des installations de généralistes, des réformes de la permanence des soins ou des réponses aux déserts médicaux, où les pouvoirs publics doivent eux aussi marcher sur une ligne de crête entre responsabilisation des médecins et préservation de leurs marges d’autonomie professionnelle. Ils rappellent qu’une politique d’accès ne peut réussir durablement sans une écoute approfondie des professionnels, une évaluation transparente des résultats et une attention soutenue à la santé mentale des soignants.

Références

[1] Assemblée nationale du Québec, Projet de loi n° 2 – Loi visant principalement à instaurer la responsabilité collective quant à l’amélioration de l’accès aux services médicaux et à assurer la continuité de la prestation de ces services, page de présentation du projet et de la loi sanctionnée, consultation décembre 2025.

[2] Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), Entrée en vigueur de dispositions de la Loi 2, actualité du 21 novembre 2025.

[3] Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), Qu’est-ce que la loi 2 ?, dossier d’information grand public, consultation décembre 2025.

[4] Gouvernement du Québec, PROJET DE LOI 2 – Loi visant principalement à instaurer la responsabilité quant à l’amélioration de l’accès aux services médicaux et à assurer la continuité de la prestation de ces services – Fiches techniques, document PDF du 24 octobre 2025.

[5] Collège des médecins du Québec (CMQ), Mettons la Loi 2 sur pause !, avis du Collège, 5 novembre 2025.

[6] Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ), Projet de loi n° 106 – Loi visant principalement à instaurer la responsabilité collective et l’imputabilité des médecins quant à l’amélioration de l’accès aux services médicaux, prise de position publiée le 27 mai 2025.

[7] Journal de Montréal, « “NON À LA LOI 2 !”: une vague de colère médicale déferle au Centre Bell », article de Marianne Lafleur, 9 novembre 2025.

[8] TVA Nouvelles, « Reprise des négociations avec la FMOQ : Dubé écarté du dossier, Québec pourrait “rouvrir la loi 2” », article Agence QMI, 26 novembre 2025.

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