Déremboursement des prescriptions du secteur 3 : un moyen de discipliner les médecins ?
Au moment même où le gouvernement renonce au doublement des franchises médicales et à la surtaxation généralisée des dépassements, il choisit de cibler une poignée de médecins non conventionnés, au risque d’organiser un reste à charge intégral pour une partie des assurés.[3][5][6]
Un secteur 3 ultra-minoritaire transformé en bouc émissaire
Les médecins non conventionnés ne représentent qu’une fraction infime du corps médical. Dans les amendements à l’origine de l’article 26 bis, les députés rappellent qu’ils étaient 927 en 2024.[1][4] Le Sénat, de son côté, cite une fourchette comprise entre environ 800 médecins selon le Haut Conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie et 1 347 selon le syndicat des médecins de secteur 3, sur près de 108 000 praticiens des secteurs 1 et 2, soit autour de 1 % des effectifs libéraux.[2] Quel que soit l’indicateur retenu, le secteur 3 reste ultra-minoritaire, stable depuis quinze ans, concentré sur quelques spécialités (médecine générale à exercice particulier, dermatologie, psychiatrie, chirurgie esthétique, ophtalmologie).[2]
Aujourd’hui, les consultations de ces médecins sont déjà quasi non remboursées : la prise en charge par l’Assurance maladie est limitée au tarif d’autorité, soit quelques dizaines de centimes pour une consultation de médecine générale ou de spécialiste.[2] En revanche, leurs prescriptions – médicaments, actes d’imagerie, examens de biologie, transports – sont remboursées dans les mêmes conditions que si l’ordonnance avait été signée par un médecin de secteur 1 ou 2.[1][2][4]
Avec l’article 26 bis, cette distinction disparaît : à partir du 1er janvier 2027, les ordonnances des médecins hors convention ne donneront plus lieu à remboursement par les organismes d’Assurance maladie, à l’exception des prescriptions rédigées gratuitement pour le praticien lui-même ou ses proches.[1][2][3] Concrètement, pour un patient qui consulte en secteur 3, la consultation, les médicaments, les examens complémentaires et les transports resteront intégralement à sa charge. Le dispositif est présenté comme la correction d’une « incohérence » : il ne serait plus « logique » de ne pas rembourser la consultation tout en continuant de prendre en charge les prescriptions.[2][4][7]
En transformant un micro-segment du corps médical en symbole, la majorité fait du secteur 3 un bouc émissaire commode : elle affiche une fermeté apparente sur les restes à charge, sans affronter de front les dizaines de milliers de médecins de secteur 2 dont les dépassements structurent pourtant le problème d’accès financier aux soins.
L’obsession des dépassements d’honoraires au cœur de la manœuvre politique
L’article 26 bis n’est pas sorti de nulle part. Il reprend l’une des dix recommandations d’un rapport remis en octobre 2025 au Premier ministre par les députés Yannick Monnet et Jean-François Rousset, missionnés pour « sortir des dépassements d’honoraires » dans le cadre du plan France Santé.[2][7] Parmi les pistes avancées : plafonnement des dépassements, obligation d’adhérer à l’option pratique tarifaire maîtrisée (OPTAM) pour les nouveaux installés en secteur 2, et déremboursement des prescriptions du secteur 3.
Les rapporteurs soulignent que l’activité du secteur 3 pèse peu dans le volume global des dépassements, mais jugent que le fait de ne pas rembourser la consultation tout en remboursant les prescriptions serait, selon eux, une « cohérence symboliquement contestable ».[2] Autrement dit, l’objectif est moins de générer des économies substantielles que d’envoyer un signal à l’ensemble des médecins : hors de la convention, point de remboursement – ni pour la consultation, ni pour l’ordonnance.
Ce choix intervient dans un contexte de tensions fortes autour des dépassements d’honoraires. Les dépassements se sont envolés au fil des années, avec une diffusion massive du secteur 2 chez les spécialistes, des écarts de plus en plus marqués entre les territoires et les spécialités, et, surtout, une absence chronique de revalorisation significative des tarifs opposables de la Sécurité sociale, qui entretient mécaniquement la progression des dépassements. Les travaux parlementaires comme les analyses de la presse généraliste soulignent la montée de ces restes à charge et l’exaspération de patients pour lesquels l’offre à tarif opposable devient rare dans certaines spécialités.
Pourtant, au cours du débat parlementaire, la majorité a renoncé à deux instruments plus directs de régulation :
- la surtaxation des dépassements d’honoraires du secteur 2 prévue par l’article 26, finalement supprimée ;
- un article 24 qui donnait à l’UNCAM un pouvoir général de baisse unilatérale des tarifs, lui aussi écarté.[3][6]
Dans ce paysage, l’article 26 bis fait figure de substitut politique : faute d’assumer une régulation des dépassements de secteur 2, on frappe les prescriptions de secteur 3, quitte à concentrer le choc sur un nombre limité de patients.
Une sanction directe pour les patients
Le Sénat ne s’y est pas trompé. Dans son rapport sur le PLFSS 2026, la commission des affaires sociales estime que la mesure « manque sa cible » : en voulant viser les praticiens de secteur 3, elle pénalise en réalité les patients, qui s’orientent souvent vers ces médecins pour leurs compétences spécifiques ou leur notoriété, et non par indifférence tarifaire.[2]
Le mécanisme est simple :
- la consultation de secteur 3 était déjà remboursée à un niveau dérisoire ;
- demain, les prescriptions associées – médicament de longue durée, biologie spécialisée, imagerie lourde, transports sanitaires – ne seront plus du tout prises en charge.
Les patients concernés se retrouveront avec un reste à charge intégral sur l’ensemble du parcours de soins initié par un médecin hors convention. Pour des traitements chroniques, des suivis psychiatriques ou des prises en charge complexes, le montant peut devenir prohibitif, en particulier si les complémentaires santé décident de ne pas couvrir ces ordonnances.
Les associations d’usagers alertent, elles aussi, sur ce risque. France Assos Santé rappelle que la fin du remboursement des actes et prescriptions des médecins non conventionnés, au nom de l’incitation à s’installer en secteur conventionné, ne doit pas « pénaliser les patients confrontés à des difficultés pour accéder aux médecins conventionnés ».[6] L’association demande au minimum une information explicite des patientèles concernées et un accompagnement par les structures coordonnées pour trouver un médecin conventionné.
Dans de nombreux territoires, cependant, le problème n’est pas le choix entre un médecin de secteur 1 et un médecin hors convention, mais l’absence pure et simple d’offre disponible. Dans ces zones déjà sous-dotées, l’article 26 bis risque d’ajouter une barrière financière à la barrière géographique : les patients qui persisteront à consulter en secteur 3 assumeront seuls la totalité de la dépense ; les autres devront renoncer ou se tourner vers des délais hospitaliers souvent incompatibles avec la continuité des soins.
Un signal de mise au pas adressé à l’ensemble du corps médical
L’obsession politique est claire : éviter que le secteur 3 ne devienne une porte de sortie massive pour des médecins de secteur 2 exaspérés par la convention, tout en donnant des gages au discours de lutte contre les dépassements d’honoraires.
Depuis deux ans, les menaces de déconventionnement se multiplient. En février 2024, le site deconventionnement.fr, soutenu par l’UFML, a enregistré plus de 764 lettres d’intention de déconventionnement en quelques jours, soit une hausse de 22 % des promesses de sortie du système conventionnel après la nomination de Frédéric Valletoux au ministère de la Santé et l’échec des négociations tarifaires.[7] Ce mouvement demeure largement symbolique, mais il traduit une colère réelle dans la profession.
Dans ce contexte, l’article 26 bis sert d’avertissement : le secteur 3 n’est plus une zone de liberté tarifaire au prix d’un ticket modérateur majoré, mais un no man’s land où les patients ne seront plus remboursés. Le message implicite adressé aux médecins est clair : rester dans le giron conventionnel, même sous contrainte, ou assumer d’exercer dans un système où l’Assurance maladie coupe le robinet du remboursement.
Pour les praticiens de secteur 2, la logique est doublement problématique :
- d’un côté, la majorité renonce à réguler directement les dépassements via la fiscalité ou des plafonds clairs ;
- de l’autre, elle durcit progressivement tous les attributs du statut conventionné (obligations DMP, contraintes sur la permanence des soins, dispositifs France Santé, etc.), tout en verrouillant la possibilité de sortir du cadre sans sacrifier sa patientèle.
Le secteur 3 est ainsi instrumentalisé : ce n’est plus un espace marginal de liberté d’honoraires, mais un repoussoir destiné à tenir le secteur 2 « en laisse », en rendant politiquement et socialement coûteuse toute stratégie de déconventionnement collectif.
Un retour dans la convention sous délai de carence
En parallèle, les règles de retour dans la médecine conventionnée se sont durcies. La convention médicale 2024-2029 introduit un délai de carence : tout praticien qui se déconventionne ne peut plus redemander son adhésion à la convention avant deux ans. Le déconventionnement n’est donc plus un simple moyen de pression réversible, mais un choix lourdement engageant, pensé pour dissuader les passages en secteur 3.
À l’inverse, les médecins déjà hors convention peuvent, en théorie, demander à rejoindre la convention sans délai, et le débat sur l’article 26 bis ouvre d’ailleurs explicitement une fenêtre d’un an pour permettre aux quelque 927 praticiens de secteur 3 de se conventionner avant l’entrée en vigueur du déremboursement. Dans la pratique, beaucoup décrivent pourtant une impasse : rester hors convention, c’est exposer sa patientèle à un reste à charge total ; revenir dans le giron conventionnel, c’est accepter des tarifs jugés insuffisamment revalorisés et des contraintes accrues, avec la perspective d’un délai de deux ans en cas de nouveau départ. Pour certains, la seule échappatoire réelle devient l’exode vers d’autres modes d’exercice, voire vers l’étranger.
Une ligne rouge pour l’égalité des assurés et la liberté d’exercice ?
Au-delà de ses effets financiers, l’article 26 bis pose une question de principe : peut-on accepter que le niveau de remboursement d’un traitement dépende non pas de la pathologie ni de la nature de l’acte, mais du statut conventionnel du prescripteur ?
Deux assurés, présentant la même affection et recevant la même prescription, ne seront plus remboursés de la même façon selon qu’ils auront consulté un médecin conventionné ou non. Ce glissement introduit une rupture d’égalité entre assurés devant la Sécurité sociale, même si elle est juridiquement justifiée par la liberté conventionnelle et l’existence de tarifs opposables dans les autres secteurs.[2][3]
Sur le terrain de la liberté d’exercice, le message n’est guère plus rassurant. En conditionnant le remboursement des ordonnances à l’appartenance du médecin au champ conventionnel, le législateur envoie un signal : la protection sociale des patients peut devenir un instrument de discipline des professionnels. Une fois ce précédent acté pour le secteur 3, qu’est-ce qui empêchera demain de réserver certains remboursements aux seuls médecins intégrés dans des réseaux labellisés, des structures France Santé ou des plateformes numériques partenaires ?
Pour les organisations professionnelles, l’enjeu est donc autant politique que financier. En ciblant une minorité de praticiens, l’article 26 bis teste les limites de ce qui est acceptable en matière de conditionnalité du remboursement. Si cette marche est franchie sans résistance, d’autres pourraient suivre, au détriment du libre choix du médecin, de l’indépendance de la prescription et, à terme, du modèle même de médecine libérale.
Enjeux pour les médecins : ne pas laisser le secteur 3 devenir un laboratoire de contraintes
Pour les médecins, y compris ceux qui n’ont aucune intention de passer en secteur 3, l’enjeu dépasse largement le sort de 800 à 1 300 confrères. L’article 26 bis s’inscrit dans une séquence où le PLFSS multiplie les obligations (Dossier médical partagé, contrôles des arrêts de travail, incitations à la mission de solidarité territoriale), tandis que la négociation conventionnelle reste sous forte pression budgétaire.[3][6]
Laisser se mettre en place, à partir de 2027, un déremboursement total des prescriptions de secteur 3 reviendrait à accepter que l’Assurance maladie utilise la puissance de la Sécurité sociale pour contraindre indirectement les choix d’exercice.
Pour les syndicats comme pour les ordres, plusieurs pistes s’ouvrent :
- contester la mesure sur le terrain de l’égalité des assurés et du droit à la protection de la santé ;
- exiger des garanties écrites sur l’absence d’extension du dispositif à d’autres modes d’exercice ;
- replacer le débat sur son véritable terrain : la régulation transparente, négociée et assumée des dépassements d’honoraires du secteur 2, au lieu de sanctions ciblant les patients d’une minorité de praticiens.
Dans ce contexte, le secteur 3 ne devrait pas être laissé à son sort : il constitue, qu’on le veuille ou non, un laboratoire politique. Si le déremboursement de ses prescriptions passe sans résistance, c’est l’ensemble du corps médical qui pourrait, demain, en payer l’addition.
Références
[1] Caducee.net, « Ordonnances des médecins hors convention : un déremboursement effectif en 2027 ? », 5 novembre 2025, https://www.caducee.net/actualite-medicale/16685/ordonnances-des-medecins-hors-convention-un-deremboursement-effectif-en-2027.html
[2] Sénat, Rapport n° 131 (2025-2026), Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2026 – Examen des articles, article 26 bis, 15 novembre 2025, https://www.senat.fr/rap/l25-131-22/l25-131-220.html
[3] Caducee.net, « Le PLFSS 2026 voté rebat les cartes pour les soignants », 10 décembre 2025, https://www.caducee.net/actualite-medicale/16718/le-plfss-2026-vote-rebat-les-cartes-pour-les-soignants.html
[4] Le Quotidien du Médecin, « 927 médecins non conventionnés, leurs prescriptions bientôt déremboursées par la Sécu ? », 3 novembre 2025, https://www.lequotidiendumedecin.fr/liberal-soins-de-ville/exercice/927-medecins-non-conventionnes-leurs-prescriptions-bientot-deremboursees-par-la-secu
[5] Caducee.net, « PLFSS 2026 : le Gouvernement renonce au doublement des franchises médicales », 5 décembre 2025, https://www.caducee.net/actualite-medicale/16714/plfss-2026-le-gouvernement-renonce-au-doublement-des-franchises-medicales.html
[6] France Assos Santé, « PLFSS 2026 : des avancées… et de vives inquiétudes avant l’examen au Sénat », 19 novembre 2025, https://www.france-assos-sante.org/actualite/plfss-2026-des-avancees-et-de-vives-inquietudes-avant-lexamen-au-senat/
[7] Caducee.net, « Médecins : les promesses de déconventionnement en hausse de 22 % en 5 jours depuis la nomination de Valletoux », 14 février 2024, https://www.caducee.net/actualite-medicale/16302/medecins-les-promesses-de-deconventionnement-en-hausse-de-22-en-5-jours-depuis-la-nomination-de-valletoux.html
[8] Egora, « Déremboursement des prescriptions en secteur 3, France santé… Les mesures du PLFSS rétablies par les députés », 9 décembre 2025, https://www.egora.fr/actus-pro/politiques/deremboursement-des-prescriptions-en-secteur-3-france-sante-les-mesures-du
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